Philoctète - PIER - 100x75cm - Coulures sur papier

Paysage(s).

« Nous voici dans Lemnos, dans cette île sauvage,
Dont jamais nul mortel n’habita le rivage.
Du plus vaillant des Grecs, ô vous, fils et rival,
Fils d’Achille, ô Pyrrhus ! C’est sur ce bord fatal,
Au pied de ces rochers, près de cette retraite,
Que l’on abandonna le triste Philoctète. »*

Seul sur Lemnos, délaissé depuis dix ans par les siens, Philoctète pourrait voir aujourd’hui passer au large de son caillou pelé, les bateaux pneumatiques des migrants essayant par tous les moyens de quitter leur pays, à feu et à sang.

Cette triste actualité nous remet en tête la carte des îles de l’est de la mer Égée où, selon Homère, accostèrent les guerriers grecs en partance pour Troie. Lesbos, Kos, Chios, Leros, Kalymnos, Nissiros, Kassos, et Karpathos, tous ces noms sont cités dans l’Iliade, au Chant II, dans « le catalogue des vaisseaux », au moment où les combattants rejoignent l’armée des Argiens menée par Agamemnon et Achille.

Laissé quasi mourant par ses frères d’armes, après tant de solitude, Philoctète aurait eu peut-être à cœur de rejoindre de nouveaux compagnons, même d’infortune, de tenter, après tant d’années d’isolement, une aventure collective, malgré les dangers et les incertitudes. Parmi eux, il aurait alors fait route vers l’ouest, pour traverser toute l’Europe, et y contempler nombre de paysages. Mais, après tant de péripéties, quel paysage porterait-il désormais à jamais au cœur ? Dans la nuit de ses paupières, au revers de ses yeux, verrait-il se dessiner les montagnes de sa Théssalie natale, ou bien l’horizon vide de la mer Egée contemplé dix ans durant avec amertume et rage, ou encore une étendue nouvelle marquée par l’espérance d’une vie calme et enfin sereine ?

Nous avons tous un paysage bien à nous, indélébile, que nous portons partout là où nous nous rendons. Il est, comme dit le philosophe1, « une possibilité du vivre », un va-et-vient incessant entre l’intime et le dehors, « une ressource ». La découpe dans le ciel de hautes falaises, une plaine qui s’étire, les pentes de mille collines, des arbres qui dévalent des murs de pierres sèches,…dis-moi ton paysage et je te dirai qui tu es, car au final celui-ci n’existe pas en dehors de toi. Ce paysage, il porte en lui une capacité de « dévisagement réciproque » ; « il n’y a pas de paysage en soi, c’est une création, sinon c’est le monde. »

Et pourtant, le monde, même évacué par le regard restreint, est toujours là, présent. « Le paysage n’est pas seulement une entité close sur elle-même. Du sein de cette clôture, la question des relations avec une réalité plus vaste reste posée. Le paysage est hanté par l’infini, et peut-être au fond, cette hantise, cette présence débordante de l’infini dans le fini, est-elle le ressort le plus intime de l’expérience paysagère. » 2

Il nous faut pouvoir regarder loin, et voir dedans ce qui est tout dehors et nous fait face.

Peut-on vivre sans paysage(s) ?

* Philoctète, de Sophocle
1 François Jullien, « Vivre de paysage ou l’impensé de la raison »
2 Jean-Marc Besse, « Voir la Terre, six essais sur le paysage et la géographie »