"Petit déversoir", 40x40 cm, encre sur papier - Pier

C'est bien dit ! #2

Promenade au-dessus du gouffre par plaisir. Un peu moins, un peu plus, et c’en est fait. Les tableaux sont comme des objets que nous aimons suspendre à bras au-dessus du vide pour nous les rendre uniques ; ils nous parleront de ces risques grandioses, des lointains dont ils sont venus, et de cet instant où le peintre a décidé de donner un dernier coup, peut-être mortel, à ce qu’ils étaient déjà.

Nous connaissons la tristesse des tableaux réussis, laissés à leur luxe calme, en deçà du coup de volupté. De longues heures, nous avons essayé une possibilité, nous avons pensé guider un trait, conduire la peinture vers… vers quoi ?

Ne rien laisser échapper ? Quelle blague ! nous avons tissé, mais le fil est perdu.

Alors en désespoir de cause, il faut sortir, voir un peu la rue, respirer. Les scrupules s’éloignent (pour mieux te manger mon enfant), le peintre a enfilé une manche du manteau et ça va mieux. Si bien que de la main restée libre, il reprend le pinceau encore plein d’une couleur indifférente et le porte d’une nouvelle manière presque distraitement, au tableau.

C’est souvent ainsi, comme pour se moquer des longues heures trop sourcilleuses, que nous donnons à la fin une forme heureuse et imméritée, jouée en quelques gestes, à travers un simulacre de fuite et de reddition.

Pierre Alechinsky, « Titres et pains perdus », Paris Denoël, 1965